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L'océanographe et le gentil gangster

Conte des premiers jours de l'année




C’est l’hiver, mais ça pourrait tout aussi bien être l’automne, ou le printemps. Difficile parfois de s’y retrouver. Les repères ont changé. Ou se sont dilués. Y’a plus de saison, mais il y a des missions et celle-ci est sensible.


La dame arrive, blonde, fine et fébrile. Le stress de devoir bientôt se raconter, sans doute. A moins que ce ne soit l’envie. Ou un peu des deux, en tout cas c’est ce qu’elle me confie, une fois la poignée de main tendue. Une poignée gantée de laine, je me souviens de ça, des longs gants laineux, c’était donc bien l’hiver. Quoiqu’au printemps parfois, les gants même en Anjou sont encore de rigueur. On ne sait plus avec ce fichu dérèglement. Les repères ont valsé et il faut les reconstituer.


Elle dit, elle aussi, qu’elle ne s’y retrouve plus, que tout est flou, qu’elle n’arrive pas à avancer. Qu’il le faudrait pourtant, car elle a signé depuis peu, très vite, trop vite, beaucoup de choses très importantes, très engageantes. Elle l’a fait sans comprendre pourquoi elle le faisait, juste pour le plaisir, peut-être, de pouvoir décider après les grands tourments. Enfin pas le plaisir, précise-t-elle, juste la possibilité qui lui était enfin offerte de décider d’elle.


Un trou d’air. Des abysses. Des matins sans énergie et des soirs sans envies. Un jour qui pousse l’autre et toutes les semaines comme ça. Toute belle et fine et presque juvénile du haut de ses cinq dizaines, elle dit que sa vie du moment c’est ça, que ça ne peut pas durer, parce que l’horloge tourne, que les échéances s’accumulent, qu’il faut ouvrir boutiques et non plier bagage. Entrepreneur elle est devenue, ce qui n’offre pas de répit, même quand les larmes viennent. Les contingences te tiennent, c’est tant pis, mais peut-être bien aussi que c’est tant mieux !


Discrète, quoique puissante, la Loire nous écoute délivrer ses tourments, tout ce qui n’a pu se jouer pour elle et depuis toute petite. Les talents minorés par tout un tas d’entraves conscientisées trop tard, quand les jeux étaient faits et les contraintes amoncelées comme dans un ciel d’orage.


Quand je lui demande comment elle a choisi ce métier, elle dit que c’est grâce et à cause des rencontres – ben pardi !-. Mais quand je lui demande de quel métier elle avait envie toute petite, si elle avait pu rêver sa vie, quel vrai métier elle aurait choisi, elle dit qu’elle rêvait d’être océanographe.


C’est souvent de là que vient le point d’inflexion. Ce moment où il redevient possible d’ordonner des futurs désirables. Alors, au long de la rivière, on repart de ce point précis. De ce que ça voulait dire d’elle, qu’elle pourrait dire encore. Des liens à tisser entre ce rêve de gosse et une aventure professionnelle à redimensionner.


Ce qui est bien à la rivière (ou aussi à la mer, à la campagne et même à la ville !), c’est qu’en trois enjambées, l’horizon est toujours à portée de regard… Il suffit de sortir.


Cahin-caha, au fil des séances et de la remontée de sève, s’applique la stratégie des petits pas. Chaque intersession doit être l’occasion d’un défi sur soi-même. Bonne élève, elle l’engage ; le sourire contrit en dit long sur la peur de ne pas y arriver. Qu’y aurait-il à perdre à se réinventer ?


A la fin de son accompagnement, c’est le printemps, un peu avant l’été, c’est la gadoue sur les chemins mais qu’à cela ne tienne, la dame est bien chaussée pour le passage de relai. Car ce jour-là, je lui ai proposé de rencontrer en bords de Sèvre un gentil gangster, de ces personnes-ressources dont il serait prudent de ne pas se passer.


Je n’ai pas assez de doigts pour compter ses talents. Dessinateur-graphiste, décidément artiste, son écoute et sa plume rivalisent de finesse dans un tandem subtil. Elle lui dit d’où elle vient, enfin d’où elle revient. Elle lui dit que ça y est, il est temps d’avancer. Qu’engager son image dans une identité graphique, pour elle et ses enseignes, n’est certes pas chose facile mais qu’elle n’a pas le choix et qu’elle veut être solidement accompagnée pour cela.


Difficile, parfois, quand on s’est envolé dans l’univers des possibles, de réancrer ses pieds sur terre. C’est pourtant là que ça s’écrit et doit se conjuguer.


Au creux des boucles de la Sèvre, je goûte avec délice ce moment où les conditionnels abstraits se transforment en demains attrayants. L’océanographe en herbe a changé sa manière de regarder le monde. Le gentil gangster a compris et nommé les envies implicites et tout cela reprend tournure. Je sais qu’avec brio il transformera la vision en formes, en couleurs et en mots. Avec cette touche de poésie qui n’appartient qu’à lui.


C’est ça qui s’est passé, car voici quelques jours, elle me l’a écrit. Sa carte est un rayon de soleil qui engage l’année de la plus belle manière. De ces mots qui disent toute la puissance qu’il y a à vouloir rester acteur ou actrice, au gré des vents et des marées.

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